
Qu’est-ce que la vie vous a appris, Marceline ?
À l’aimer. Tant qu’on a le goût de la vie, on maintient la mort à distance. C’est quand on commence à baisser les bras que la mort s’approche. Alors il faut se tenir. Refuser de se laisser enfermer dans les idées reçues.
C’est pour cela que, à 90 ans, vous portez encore des jupes droites, des sandales à semelles compensées, des petites vestes cintrées...
Bien sûr. Pourquoi j’y renoncerais ? Il ne faut pas se laisser aller. Jamais. Dans les camps déjà, je conservais toujours un peu du liquide brunâtre qu’on nous distribuait le matin en guise de café pour me laver un peu. C’était ma dignité que je défendais.
D’où vous vient cette conscience de vous-même ? Cette exigence d’être présente au monde d’une manière digne ?
J’ai été élevée d’une manière assez dure. Comme beaucoup de personnes de ma génération. Les conditions de vie étaient plus rudes avant la guerre, même chez ceux qui vivaient à l’aise. Les parents ne cherchaient pas à attendrir leurs enfants. Moi, en hiver, je dormais dans des pièces glacées ; pour pouvoir entrer dans mon lit je devais glisser des bouteilles d’eau chaude entre les draps. Lorsque cela a été nécessaire, mon père ne s’est pas privé de se servir de moi pour aller prévenir les résistants et les Juifs de Bollène qu’ils allaient être arrêtés. J’étais aguerrie. Et mon père le savait. Quand on a été déportés tous les deux, en avril 1944, il m’a dit : « Toi, tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi, je ne reviendrai pas. » C’était prophétique. J’avais quinze ans, mais j’ai résisté à l’intérieur de moi. Quand je me trouvais face à un SS, je le méprisais au plus profond de moi-même. Je me disais : « Tu ne m’auras pas ! Moi, je te connais, mais tu ne me connais pas, et tu n’auras jamais mon âme. »
J’ai risqué de mourir, cependant, car survivre là-bas c’était aussi une question de chance.
Cette expérience des camps vous a-t-elle rendue plus aguerrie encore ?
Cela a été une université très violente, très injuste, très douloureuse, mais une université quand même. J’ai dû grandir d’un seul coup et apprendre une autre manière d’être : se couper de ses sentiments, geler à l’intérieur, ne plus penser à l’avant. Car penser à la maison, à sa vie d’avant créait une sensation de manque intolérable qui rendait vulnérable. Le manque réveillait les souvenirs, affaiblissait et tuait. Quand je me sentais faiblir, je m’accrochais aux regards des plus déterminées d’entre nous. Celui de Simone Veil en faisait partie. Depuis, j’ai développé des antennes pour repérer les barbelés.
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