Au large des côtes portugaises, le Rara-Avis file, frappé par la houle. « On empanne ! Allez Delphine, toute la rage que tu as en toi, tu l’envoies dans la misaine ! », hurle le capitaine. Avec l’aide d’un membre de l’équipage, la quarantenaire à la tignasse indisciplinée tire de toutes ses forces sur les bouts. Les hurlements du vent lui pénètrent les tympans. Sur le bateau de Michel Jaouen, d’où que l’on vienne, on est tous logés à la même enseigne. L’ancien aumônier de la prison de Fresnes, fondateur de l’association des Amis de Jeudi Dimanche, pariait en effet sur le pouvoir libérateur du vent et de la mer pour brûler le mal de vivre.
« Mélanger », le maître mot de l’AJD
Les débuts à bord du Rara-Avis sont rudes. Plus de repères, presque pas d’intimité et beaucoup d’énergie dépensée à contrer le mal de mer.Depuis trois jours, Delphine est confinée dans la cale où se trouvent les cabines collectives. Nous partageons à quatre la même pièce d’à peine sept mètres carrés. Ma bannette est juste au-dessus de la sienne. « Tu pourrais me descendre un peu d’eau s’il te plaît ? », demande t- elle. Cette nuit encore, elle s’est réveillée en sursaut. Une crise de manque. Sa main s’accroche à mon lit suspendu et sa voix éraillée marmonne des phrases en pointillé. La dépendance – l’addiction à l’héroïne – semble infiltrée en elle comme un agent du KGB. « J’ai rêvé que j’étais enfermée dans une sorte de bateau fantôme. » J’essaie de trouver les mots pour la rassurer et lui tends la main en enveloppant la sienne, moite et tremblante, jusqu’à ce qu’elle se rendorme.
La thérapie selon Jaouen est basée sur ces liens tissés à bord. « Tout ce que je peux faire, c’est mettre les gens ensemble car c’est la rencontre avec l’autre qui peut provoquer une remise en question, un désir de changement », écrit-il dans son livre Démerdez-vous pour être heureux.
Alors que Delphine récupère quelques heures de sommeil, dans le carré passagers, juste à côté, Pierre, un membre de l’équipage, improvise un atelier noeuds. Impossible de rester sur le pont en ce jour de tempête. À l’étage, dans la salle à manger qu’on appelle le roof, les plus vaillants sont absorbés dans une partie d’échec et d’autres plongés dans un livre. Toute la matinée, les vagues viennent s’écraser contre les vitres du roof.
« Je suis de service aujourd’hui, non ? », demande Delphine qui a repris des couleurs. Je monte voir la liste des groupes de tâches quotidiennes placardée dans le roof. Celui de Delphine est bien au service du midi et le mien de vaisselle du soir. « Avec la gîte qui sévit encore aujourd’hui, lui dis-je en revenant la voir, on va devoir jouer les funambules. » Elle rit et rétorque : « Ne me dis pas qu’il y a de la soupe au menu ? » Précisément ! Soupe, lasagnes et salade de fruits. La pêche n’a rien donné aujourd’hui. L’essentiel est que Delphine aille mieux. Ce soir, les 38 passagers sont presque tous attablés, requinqués. Le mal de mer aura permis de laver un peu les corps et les esprits. Demain, cap sur La Gomera, dans les îles Canaries. Un vent puissant creuse la mer. Les nuages remontent d’un étage laissant percer le soleil et ses rayons.
Le bateau des écorchés
Sur le pont, Delphine est rattrapée par ses pensées les plus sombres. Elle cherche des compagnons de galère, avec qui partager son passé d’écorchée. « J’ai l’impression que je suis la seule à
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